Puis elle dit:

– Si tu veux me faire tout à fait plaisir, tu me mèneras dans un bastringue. J'en connais un très drôle près d'ici qu'on appelle la Reine-Blanche.

Duroy, surpris, demanda:

– Qui est-ce qui t'a menée là?

Il la regardait et il la vit rougir, un peu troublée, comme si cette question brusque eût éveillé en elle un souvenir délicat. Après une de ces hésitations féminines si courtes qu'il les faut deviner, elle répondit:

– C'est un ami…

Puis, après un silence, elle ajouta:

– …qui est mort.

Et elle baissa les yeux avec une tristesse bien naturelle.

Et Duroy, pour la première fois, songea à tout ce qu'il ne savait point dans la vie passée de cette femme, et il rêva. Certes elle avait eu des amants, déjà, mais de quelle sorte? de quel monde? Une vague jalousie, une sorte d'inimitié s'éveillait en lui contre elle, une inimitié pour tout ce qu'il ignorait, pour tout ce qui ne lui avait point appartenu dans ce cœur et dans cette existence. Il la regardait, irrité du mystère enfermé dans cette tête jolie et muette et qui songeait, en ce moment-là même peut-être, à l'autre, aux autres, avec des regrets. Comme il eût aimé regarder dans ce souvenir, y fouiller, et tout savoir, tout connaître!..

Elle répéta:

– Veux-tu me conduire à la Reine-Blanche? Ce sera une fête complète.

Il pensa: «Bah! qu'importe le passé? Je suis bien bête de me troubler de ça.» Et, souriant, il répondit:

– Mais certainement, ma chérie.

Lorsqu'ils furent dans la rue, elle reprit, tout bas, avec ce ton mystérieux dont on fait les confidences:

– Je n'osais point te demander ça, jusqu'ici; mais tu ne te figures pas comme j'aime ces escapades de garçon dans tous ces endroits où les femmes ne vont pas. Pendant le carnaval je m'habillerai en collégien. Je suis drôle comme tout en collégien.

Quand ils pénétrèrent dans la salle de bal, elle se serra contre lui, effrayée et contente, regardant d'un œil ravi les filles et les souteneurs et, de temps en temps, comme pour se rassurer contre un danger possible, elle disait, en apercevant un municipal grave et immobile: «Voilà un agent qui a l'air solide.» Au bout d'un quart d'heure, elle en eut assez, et il la reconduisit chez elle.

Alors commença une série d'excursions dans tous les endroits louches où s'amuse le peuple; et Duroy découvrit dans sa maîtresse un goût passionné pour ce vagabondage d'étudiants en goguette.

Elle arrivait au rendez-vous habituel vêtue d'une robe de toile, la tête couverte d'un bonnet de soubrette, de soubrette de vaudeville; et, malgré la simplicité élégante et cherchée de la toilette, elle gardait ses bagues, ses bracelets et ses boucles d'oreilles en brillants, en donnant cette raison, quand il la suppliait de les ôter: «Bah! on croira que ce sont des cailloux du Rhin.»

Elle se jugeait admirablement déguisée, et, bien qu'elle fût en réalité cachée à la façon des autruches, elle allait dans les tavernes les plus mal famées.

Elle avait voulu que Duroy s'habillât en ouvrier; mais il résista et garda sa tenue correcte de boulevardier sans vouloir même changer son haut chapeau contre un chapeau de feutre mou.

Elle s'était consolée de son obstination par ce raisonnement: «On pense que je suis une femme de chambre en bonne fortune avec un jeune homme du monde.» Et elle trouvait délicieuse cette comédie.

Ils entraient ainsi dans les caboulots populaires et allaient s'asseoir au fond du bouge enfumé, sur des chaises boiteuses, devant une vieille table de bois. Un nuage de fumée âcre où restait une odeur de poisson frit du dîner emplissait la salle; des hommes en blouse gueulaient en buvant des petits verres; et le garçon étonné dévisageait ce couple étrange, en posant devant lui deux cerises à l'eau-de-vie.