Le résultat de ma méditation fut de me persuader que j’avais été aperçu dans les rues de Paris par quelques personnes de connaissance qui en avaient donné avis à mon père.
Mon frère avait à Saint-Denis une chàise à deux dans laquelle nous partîmes de grand matin, et nous arrivâmes chez nous le lendemain au soir. Il vit mon père avant moi, pour le prévenir en ma faveur en lui apprenant avec quelle douceur je m’étais laissé conduire ; de sorte que j’en fus reçu moins durement que je ne m’y étais attendu. Il se contenta de me faire quelques reproches généraux sur la faute que j’avais commise en m’absentant sans sa permission. Pour ce qui regardait ma maîtresse, il me dit que j’avais bien mérité ce qui venait de m’arriver, en me livrant à une inconnue ; qu’il avait eu meilleure opinion de ma prudence ; mais qu’il espérait que cette petite aventure me rendrait plus sage. Je ne pris ce discours que dans le sens qui s’accordait avec mes idées. Je remerciai mon père de la bonté qu’il avait de me pardonner, et je lui promis de prendre une conduite plus soumise et plus réglée. Je triomphais au fond du cœur ; car, de la manière dont les choses s’arrangeaient, je ne doutais point que je n’eusse la liberté de me dérober de la maison même avant la fin de la nuit.
On se mit à table pour souper ; on me railla sur ma conquête d’Amiens et sur ma fuite avec cette fidèle maîtresse. Je reçus les coups de bonne grâce ; j’étais même charmé qu’il me fût permis de m’entretenir de ce qui m’occupait continuellement l’esprit ; mais quelques mots lâchés par mon père me firent prêter l’oreille avec la dernière attention. Il parla de perfidie et de service intéressé rendu par M. de B***. Je demeurai interdit en lui entendant prononcer ce nom, et je le priai humblement de s’expliquer davantage. Il se tourna vers mon frère, pour lui demander s’il ne m’avait pas raconté toute l‘histoire. Mon frère lui répondit que je lui avais paru si tranquille sur la route, qu’il n’avait pas cru que j’eusse besoin de ce remède pour me guérir de ma folie. Je remarquai que mon père balançait s’il achèverait de s’expliquer. Je l’en suppliai si instamment, qu’il me satisfit, ou plutôt qu’il m’assassina cruellement par le plus horrible de tous les récits.
Il me demanda d’abord si j’avais toujours eu la simplicité de croire que je fusse aimé de ma maîtresse. Je lui dis hardiment que j’en étais si sûr, que rien ne pouvait m’en donner la moindre défiance. « Ha ! ha ! ha ! s’écria-t-il en riant de toute sa force, cela est excellent ! Tu es une jolie dupe, et j’aime à te voir dans ces sentiments-là. C’est grand dommage, mon pauvre chevalier, de te faire entrer dans l’ordre de Malte, puisque tu as tant de disposition à faire un mari patient et commode. » Il ajouta mille railleries de cette force sur ce qu’il appelait ma sottise et ma crédulité.
Enfin, comme je demeurais dans le silence, il continua de me dire que, suivant le calcul qu’il pouvait faire du temps depuis mon départ d’Amiens, Manon m’avait aimé environ douze jours : « Car, ajouta-t-il, je sais que tu partis d’Amiens le 28 de l’autre mois ; nous sommes au 29 du présent ; il y en a onze que monsieur de B*** m’a écrit ; je suppose qu’il lui en ait fallu huit pour lier une parfaite connaissance avec ta maîtresse ; ainsi, qui ôte onze et huit de trente-un jours qu’il y a depuis le 28 d’un mois jusqu’au 29 de l’autre, reste douze, un peu plus ou moins. » Là-dessus les éclats de rire recommencèrent.